Dans l’alchimie de la musique contemporaine existe une magie rare : l’art de ralentir le temps, de transformer la fureur de l’existence en quelque chose de doux et de supportable. Morcheeba maîtrise cet art comme peu d’autres, et leur onzième opus « Escape The Chaos » fonctionne comme une transformation sonique où le monde rétrograde de deux vitesses et où l’espace pour respirer réapparaît soudain.
Il semble presque surréel que l’excellent « Blackest Blue » soit déjà derrière nous depuis quatre ans – une éternité à une époque où la musique est consommée avec la voracité d’un tourbillon digital. Ross Godfrey et Skye Edwards ont utilisé ce temps pour distiller quelque chose de précieux : un album qui fonctionne comme un sanctuaire musical au milieu du chaos contemporain.
« Call For Love » s’ouvre comme un murmure qui devient prière, la voix d’Edwards flottant sur les paysages sonores hypnotiques de Godfrey comme de la fumée sur une eau calme. Ici se manifeste l’essence de ce que le trip hop peut être dans sa forme la plus raffinée : non pas seulement un écho nostalgique des années quatre-vingt-dix, mais un organisme vivant et respirant qui possède une pertinence contemporaine. Le morceau s’équilibre à l’intersection entre perfection downtempo et urgence émotionnelle.
Il est fascinant de voir comment Morcheeba parvient, dans les paramètres de leur esthétique établie, à explorer continuellement de nouveaux territoires émotionnels. « We Live and Die » se transforme de contemplation en épiphanie, les vocaux d’Edwards fonctionnant comme un guide à travers la cartographie musicale de trente ans de partenariat artistique. Il y a quelque chose de cinématographique dans l’architecture de cette composition – comme si David Lynch arrangeait un thème de Bond après une nuit de méditation.
La dimension familiale de cet album – avec le fils d’Edwards, Jaega, à la batterie et son époux Steve Gordon à la basse – introduit une chaleur intime qui imprègne l’ensemble. Même les collaborations avec le rappeur Oscar #Worldpeace et le flûtiste colombien El Léon Pardo semblent organiquement intégrées, comme si elles étaient des composants prédestinés d’un écosystème musical plus large.
« Pareidolia » – du nom de notre tendance à projeter du sens sur des formes abstraites – incarne parfaitement l’approche de Morcheeba dans la création musicale. C’est une expédition psychédélique où les vocaux français d’Amanda Zamolo, l’épouse de Godfrey, s’entrelacent avec une instrumentation exotique pour former un tapis sonore à la fois familier et mystérieux.
Techniquement, Godfrey démontre une fois de plus sa maîtrise dans l’entrelacement de textures électroniques avec des éléments organiques. « Molten » par exemple, fond littéralement aux oreilles – un magma de son qui coule lentement et hypnotise. La production possède cette qualité rare où chaque fréquence connaît sa place, où le silence est aussi important que le son.
Après des années d’expérimentation et de changements de line-up, cette incarnation de Morcheeba semble la plus essentielle. Edwards et Godfrey se complètent avec la naturalité d’éléments chimiquement prédestinés à fusionner : sa musicalité architecturale, sa voix capable de canaliser à la fois vulnérabilité et force.
Le titre éponyme se clôt sur une promesse qui résonne à travers tout l’album : que la musique peut fonctionner comme refuge, comme instrument transformatif dans un monde souvent trop dur, trop rapide, trop exigeant. « Escape The Chaos » n’est pas un renouvellement révolutionnaire – c’est quelque chose de plus précieux : une perfection de forme qui transcende vers l’expérience spirituelle.
Dans un climat culturel où l’attention est fragmentée et où le repos semble un luxe, Morcheeba offre quelque chose d’universellement précieux : la possibilité de faire une pause, de vivre le monde une fraction plus doux, plus aimant, meilleur.(8/10)