En mars 2025, The Roots ont fait quelque chose que peu de groupes osent : ils sont retournés là où tout a commencé. Trente ans après que leur album révolutionnaire ‘Do You Want More?!!!??!’ ait fait découvrir au monde le hip-hop jazz organique, Questlove, Black Thought et leur équipe ont repris leurs instruments pour jouer l’album intégralement lors d’une résidence légendaire au Blue Note Jazz Club à New York. Le résultat, capturé sur ‘The Roots Come Alive Too: DYWM30 Live at the Blue Note NYC’, est bien plus que de la nostalgie. C’est une masterclass démontrant pourquoi The Roots ont toujours été le groupe le plus essentiel du hip-hop. Mais c’est aussi autre chose, quelque chose d’urgent. Lorsque Ursula Rucker élève sa voix sur ‘Love’ et dit qu’aujourd’hui nous n’allons pas parler de guerre, qu’aujourd’hui nous n’allons pas parler de politique, que aujourd’hui il s’agit d’amour, le groupe ancre immédiatement cet enregistrement dans l’ici et maintenant. Car au-delà du Blue Note, l’empire MAGA guette. À Chicago, les agents de l’ICE traquent les gens dans les rues. La démocratie craque de toutes parts. Et ici, dans ce club de jazz intime, The Roots choisissent l’amour comme résistance.
Ce n’est pas un hasard. The Roots n’ont jamais fait de musique apolitique. Toute leur carrière a été une déclaration contre la superficialité, contre l’oppression, contre la folie qui semble régulièrement s’emparer de l’Amérique. Et maintenant, trente ans après un album qui était déjà lui-même une rébellion contre les conventions du hip-hop, cet enregistrement live devient un symbole. Un symbole contre la guerre, contre le racisme, contre la haine vendue comme patriotisme.
Il faut comprendre : quand ‘Do You Want More?!!!??!’ est sorti en 1995, l’album était une anomalie. Alors que la côte Est étouffait dans la brutalité boom-bap et que la côte Ouest diffusait des vibes G-funk, ces gamins de Philly sont arrivés avec un album qui n’utilisait aucun sample. Zéro. Nada. À la place : batterie live, Fender Rhodes, contrebasse, beatbox humaine. C’était de l’hérésie dans un genre qui avait construit son identité sur le recyclage de breaks de James Brown et de vinyles jazz. L’album a connu à l’époque un succès commercial modeste, culminant juste en dehors du Top 100, trouvant plus d’écho auprès des fans de rock alternatif que des puristes du hip-hop. Ce n’est que vingt ans plus tard, en 2015, que l’album est devenu disque d’or. Mais en ces trente ans, ‘Do You Want More?!!!??!’ a prouvé ce qu’il est vraiment : la perfection pure. Un 10 sur 10. Un album qui non seulement a résisté à l’épreuve du temps, mais en est devenu plus beau, plus pertinent, plus essentiel. Parfois avoir raison prend du temps, mais quand on a raison, on a raison.
Avance rapide jusqu’en 2025. Questlove et Black Thought, les deux seuls membres présents depuis 1987, ont décidé de célébrer le 30e anniversaire en retournant dans le cadre intimiste du Blue Note. Trois jours, six concerts. L’album complet, du début à la fin. Avec des invités spéciaux qui ont renforcé la vibe originale : Ursula Rucker, dont la parole parlée a donné une profondeur littéraire à l’original ; Dice Raw, le collaborateur de longue date ; et Rahzel the Godfather of Noise, la beatbox humaine qui a rejoint le groupe au milieu des années 90.
Ce qui rend cet enregistrement live de 21 pistes si spécial, ce n’est pas seulement qu’il s’agit d’un document historique jouant des morceaux qui n’avaient pas été interprétés live depuis des décennies, mais qu’il montre à quel point The Roots ont évolué en tant que musiciens sans perdre leur essence. Ouvrir avec ‘Bass Intro/There’s Something Goin’ On/Love’ semble être une déclaration : ceci n’est pas une pièce de musée, c’est de la musique vivante. Et quand Rucker prononce sa proclamation d’amour, le Blue Note se transforme en sanctuaire. Un refuge où l’art et l’humanité triomphent de la peur et de l’oppression.
C’est un moment puissant, surtout dans le contexte de 2025. The Roots ne jouent pas par nostalgie, ils jouent par nécessité. L’amour comme résistance. La musique comme arme. Le Blue Note comme rempart contre la folie extérieure.
‘Respond/React’ explose avec une énergie qui souligne cette urgence. Ce n’est pas un groupe qui se cache derrière l’ironie ou la distance. Ils réagissent à leur époque, ils répondent avec leur musique. Le timing, la dynamique, la façon dont le groupe donne de l’espace respiratoire au flow de Black Thought tout en posant simultanément un arrangement massif, c’est ce qu’on obtient quand des musiciens travaillent ensemble quotidiennement. The Roots sont le groupe maison du Tonight Show depuis 2009, ce qui signifie qu’ils jouent en direct chaque soir devant des millions de téléspectateurs. On entend cette discipline. Mais aussi cette confrontation quotidienne avec l’actualité, avec la politique, avec la réalité d’un pays qui menace de se déchirer.
Des morceaux comme ‘Distortion To Static’, le premier single à l’époque, sonnent aussi frais qu’en 1995, mais avec des couches d’expérience par-dessus. Et quelle expérience. The Roots ont vécu et commenté trois décennies d’histoire américaine. Des émeutes de Rodney King à Black Lives Matter, du 11 septembre à l’assaut du Capitole. Ils ont tout vu, tout joué, tout assimilé. Et maintenant, dans cet enregistrement, on entend cette sagesse dans chaque note.
La production, masterisée par Questlove lui-même avec Glen Forrest et Colin Mohnacs, capture parfaitement la chaleur du Blue Note. On entend les murmures entre les morceaux, la vibe intimiste du club, mais aussi la précision de professionnels qui savent ce qu’ils font. Mais plus important encore : on ressent la connexion entre le groupe et le public. À une époque où nous sommes artificiellement divisés rouge contre bleu, autochtone contre immigrant, “vrai Américain” contre les autres, cet enregistrement crée un espace de connexion. Ici, il n’y a pas d’ennemis, seulement des gens qui écoutent de la musique ensemble.
‘Proceed’, toujours l’un des morceaux signature de The Roots, est ici transformé en un jam étendu qui montre pourquoi ce groupe s’est bâti une telle réputation comme force live. Black Thought, désormais universellement reconnu comme l’un des meilleurs MC de tous les temps, livre des vers avec une habileté technique qui impressionnerait même son jeune lui. Il ne traite pas ses couplets comme des scripts mais comme des entités vivantes et respirantes. Et ses paroles, bien que datant de 1995, résonnent différemment en 2025. Quand il rappe sur l’authenticité, sur le choix de sa propre voie, sur le refus d’être vendu, cela ressemble à une critique directe d’un système politique qui tente de réduire les gens à des marchandises.
La présence de Rahzel sur des morceaux comme ‘? Vs. Rahzel’ apporte une compétitivité ludique. Sa pyrotechnie vocale imitations de cuivres, de batterie, de basse, tout peut sembler datée dans le concept (la beatbox humaine était tendance à la fin des années 90), mais son exécution est intemporelle. C’est de l’habileté pure, le genre de savoir-faire qui mérite le respect à une époque où tout doit être rapide et jetable.
Et puis il y a ‘Silent Treatment’, qui a toujours été l’un des morceaux les plus vulnérables de l’album. En live, il prend une nouvelle dimension, avec le public qui se tait on peut presque sentir l’émotion dans l’espace. Ce sont ces moments qui font l’importance de la musique live. Des moments de silence collectif, d’émotion partagée, d’humanité. Exactement ce dont nous avons besoin quand on tente de déshumaniser les gens.
Ce qui rend également cette sortie intéressante, c’est le contexte. The Roots ont livré plusieurs classiques au cours de leur carrière ‘Things Fall Apart’ (1999) avec le morceau primé aux Grammy ‘You Got Me’, le chef-d’œuvre conceptuel ‘undun’ (2011), le sombre ‘Game Theory’ (2006). Ils ont collaboré avec tout le monde, de Jay-Z à Elvis Costello. Mais ‘Do You Want More?!!!??!’ reste l’album qui a fixé leur ADN. L’album qui disait : nous faisons les choses différemment, nous les faisons à notre manière, nous ne nous laissons pas dire ce que le hip-hop doit être.
Cet esprit ce refus de se conformer, cette détermination à rester authentique est précisément ce que ce moment exige. The Roots ne jouent pas cet album parce que c’est sûr, ou parce qu’il peut facilement être vendu à des baby-boomers nostalgiques. Ils le jouent parce que c’est nécessaire. Parce qu’à une époque de fascisme croissant, de déportations, de haine normalisée, nous devons être rappelés de ce que l’Amérique peut aussi être : créative, diverse, libre, aimante.
Bien sûr, ce n’est pas l’original. Il manque l’énergie brute et affamée d’un jeune groupe qui veut conquérir le monde. Certains morceaux semblent un peu trop fidèles à l’original, là où une version plus âgée et plus sage de The Roots aurait peut-être pu expérimenter davantage. Mais c’est se plaindre à un niveau élevé. Ce que nous obtenons ici est un groupe qui traite respectueusement son propre héritage, qui a prouvé qu’il peut encore livrer trente ans plus tard, qui fait de la musique parce qu’il le faut, pas parce qu’il le peut.
The Roots ont toujours eu une relation compliquée avec le succès commercial. Ils sont trop jazz pour le hip-hop mainstream, trop hip-hop pour les puristes du jazz, trop expérimentaux pour la radio, trop intelligents pour MTV. Mais c’est précisément cette qualité intraitable qui les rend essentiels. Dans un genre souvent piégé par les tendances, The Roots ont constamment choisi leur propre voie. Et c’est précisément l’exemple dont nous avons besoin maintenant : défendre ses valeurs, même quand c’est difficile. Choisir l’amour, même quand la haine crie plus fort.
Cet enregistrement live fait plus que célébrer un album, il documente un moment où un groupe regarde en arrière et réalise le chemin parcouru, mais aussi combien leur mission reste urgente. Des coins de rue de Philly où Questlove jouait sur des seaux et Black Thought rappait, en passant par Lollapalooza et le Montreux Jazz Festival, jusqu’au Tonight Show et maintenant de retour dans un club de jazz intimiste à Manhattan. C’est un cercle qui a un sens parfait.
Mais plus important encore : c’est un rappel que l’art a du pouvoir. Que la musique peut être une résistance sans nécessairement crier. Que l’amour est un acte politique quand ceux au pouvoir sèment la haine. Quand Ursula Rucker dit qu’aujourd’hui nous parlons d’amour, ce n’est pas de l’escapisme, c’est un acte révolutionnaire. C’est dire : vous ne nous aurez pas. Vous n’aurez pas notre humanité. Ici, au Blue Note, nous choisissons la connexion, la beauté, la vérité.
‘The Roots Come Alive Too: DYWM30 Live at the Blue Note NYC’ n’est pas l’original parfait cet honneur reste réservé à l’album sorti il y a trente ans et qui a évolué au fil des années vers une perfection fière, un 10 sur 10. Mais cet enregistrement live urgent et parfait mérite un honorable 8. C’est un document d’un groupe qui reste pertinent, qui reste nécessaire, qui croit encore au pouvoir de la musique. Qu’il soit entendu : The Roots sont le groupe le plus essentiel du hip-hop, non seulement musicalement, mais moralement. Au Blue Note, il y a l’amour. Et c’est précisément ce dont nous avons besoin. La musique est amour. (8/10) (Passyunk/Empire)
