Sharon Van Etten & The Attachment Theory

Il y a un passage dans “Vernon Subutex” de Virginie Despentes où le protagoniste erre dans les rues de Paris, cherchant une connexion dans un monde qui devient de plus en plus froid et distant. C’est précisément cette quête que Sharon Van Etten transpose en musique dans son septième album, une œuvre qui résonne comme un road trip nocturne sur une autoroute déserte, où les seules lumières proviennent des synthétiseurs clignotants et des néons brisés.

Avec “Sharon Van Etten & The Attachment Theory”, elle a fait ce que peu d’artistes osent faire au sommet de leur carrière : lâcher complètement prise. Après des années d’architecture sonore méticuleuse, elle a confié les commandes à ses musiciens – Jorge Balbi à la batterie et aux machines, Devra Hoff à la basse, et Teeny Lieberson aux synthés. Le résultat est aussi déstabilisant que libérateur, comme une scène de Godard transposée en musique.

“Live Forever” donne immédiatement le ton : des synthés apocalyptiques percent le silence comme des phares dans le brouillard, tandis que le bruit électronique s’élève comme la vapeur de l’asphalte chaud. Ce n’est plus la Van Etten des années folk intimistes, ni même celle de l’album révélation “Remind Me Tomorrow”. C’est une artiste qui, comme un personnage d’Emmanuel Carrère, embrasse le chaos pour en extraire quelque chose de nouveau.

“I Can’t Imagine” et “Southern Life”, tous deux nés de sessions d’improvisation dans le désert, montrent ce qui se passe quand Van Etten s’abandonne véritablement à la collaboration. Le premier morceau pulse avec une énergie post-punk qui rappelle les meilleurs moments de Marquis de Sade, tandis que le second s’enfonce dans une transe hypnotique digne des premiers Noir Désir.

Le cœur émotionnel de l’album est “Afterlife”, écrit après l’amitié de Van Etten avec une fan en phase terminale. C’est un morceau qui fait ce que Annie Ernaux a fait dans “Les Années” – il rend le passage du temps tangible sans jamais sombrer dans le sentimentalisme. “Turned me inside out and now I find/I want to see you in the afterlife,” chante Van Etten, sa voix à la fois fragile et indestructible.

Les arrangements sont plus musclés que jamais. “Idiot Box” chevauche une ligne de guitare qui aurait pu sortir d’un album de Phoenix, tout en disséquant notre dépendance aux smartphones. “Somethin’ Ain’t Right” martèle avec l’urgence des premiers Talking Heads, la voix de Van Etten tranchant le mix comme les phares d’une voiture dans la pluie. Même dans les moments plus calmes, comme l’onirique “Fading Beauty”, on sent la vision collective du groupe.

L’album se termine par “I Want You Here”, une déclaration d’amour pour la fin des temps. “And I want you here/Even when I feel like a curse/And I want you here/At the edge of the earth,” hurle Van Etten, et cela sonne comme un manifeste de dépendance et d’indépendance – le son de quelqu’un qui a appris que la vraie force réside dans la capacité à lâcher prise.

C’est l’œuvre la plus collaborative de Van Etten à ce jour, mais paradoxalement aussi sa plus sincère. En abandonnant le contrôle, elle a trouvé une nouvelle liberté, une qui lui permet d’explorer les recoins les plus sombres de sa psyché tout en gardant le cap. Comme dans les meilleurs road movies de Claire Denis, ce n’est pas la destination qui compte mais le voyage – et quel voyage.

Note: 8/10

Sharon Van Etten & The Attachment Theory prouve que parfois, l’acte le plus courageux pour un artiste est de partager le volant. Une évolution stupéfiante qui ne ressemble pas à un détour mais à la découverte d’une nouvelle vitesse.(8/10(Jagjaguwar, 2025)