Perles de la pop : L’histoire derrière Air – “All I Need”

À l’automne 1998, la musique électronique a atteint un tournant subtil. Alors que Paris vibrait de l’énergie du mouvement French Touch avec des artistes comme Daft Punk et Stardust, le duo AIR sortait un morceau qui n’avait sa place sur aucune piste de danse. ‘All I Need’ était une déclaration d’amour retenue, un murmure dans un monde d’explosions sonores. Il devint le troisième single de leur album de début “Moon Safari” et prouva que la musique électronique pouvait aussi être vulnérable et poétique.

Air

Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel ont grandi à Versailles et se sont rencontrés dans les années 1980 alors qu’ils jouaient tous deux dans le groupe Orange. Ils avaient des parcours très différents. Godin a étudié l’architecture à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles, tandis que Dunckel s’est consacré aux mathématiques. Pourtant, ils se sont trouvés dans leur amour commun pour la musique des années 1970. Ils ont d’abord joué ensemble dans Orange avant de décider en 1995 de continuer en duo sous le nom d’AIR. Leur inspiration musicale puisait dans une vaste gamme de sources, du rock progressif de Pink Floyd à la musique expérimentale de synthétiseur de Kraftwerk, des arrangements raffinés de Burt Bacharach à l’élégance sombre de Siouxsie and the Banshees. Ce mélange éclectique rendit leur son immédiatement reconnaissable. Contrairement à de nombreux contemporains français qui s’appuyaient sur des samples et des beats disco, Godin et Dunckel choisirent de jouer sur des instruments vintage. Leurs synthétiseurs Moog, Korg MS-20, Wurlitzer et pianos Rhodes devinrent les pierres angulaires de leur son.

Beth Hirsch

La chanteuse américaine Beth Hirsch vivait à la même époque que Godin et Dunckel dans le quartier artistique de Montmartre. Elle avait déjà signé un contrat en France et travaillait sur divers projets musicaux. Un jour, elle se rendit dans un studio voisin pour enregistrer avec un producteur qu’elle connaissait. Dans ce même bâtiment, Nicolas Godin attendait sur un canapé. Il avait entendu la démo de Hirsch et avait été impressionné par sa voix. En la voyant là, il saisit l’occasion et l’invita à enregistrer les voix pour l’album sur lequel AIR travaillait. Hirsch accepta et fut chargée par le duo d’écrire les paroles et les mélodies. Ainsi naquit “All I Need”, un morceau où Hirsch fournissait non seulement les voix, mais composait également le cœur lyrique et mélodique. Les paroles sont simples mais expressives, la chanteuse y évoquant le besoin de temps, un signe, et surtout la présence de quelqu’un. C’est une chanson d’amour dans sa forme la plus pure, sans artifice ni dramatisation. À la demande du groupe, Hirsch écrivit également un deuxième morceau pour l’album, “You Make It Easy”, complétant son empreinte sur “Moon Safari”.

All I Need

“All I Need” fut publié le 9 novembre 1998 en tant que troisième single de “Moon Safari”, après “Sexy Boy” et “Kelly Watch the Stars”. Alors que ces deux morceaux étaient encore ludiques et aériens, AIR choisit avec “All I Need” l’émotion pure. La production était minutieuse. Godin jouait de la guitare acoustique, de la basse, de trois synthétiseurs différents, de la batterie et de l’orgue. Patrick Woodcock l’accompagna avec une deuxième guitare acoustique. Dunckel ajouta orgue, piano Rhodes et Wurlitzer à la palette sonore. Les cordes furent enregistrées dans les légendaires studios Abbey Road à Londres, tandis que le reste du morceau fut finalisé dans des studios parisiens. La chanson était basée sur une composition antérieure d’AIR intitulée “Les Professionnels”, apparue sur leur EP “Premiers Symptômes” de 1997. Pour “All I Need”, ils développèrent cette base en un arrangement complet où la voix de Hirsch pouvait flotter au-dessus d’un lit de fragments de guitare, de sonorités synthétiques chaleureuses et de cordes subtiles. La musique montait lentement et se dissipait ensuite, comme suivant une respiration. Les critiques louèrent le morceau pour son instrumentation et surtout pour la performance vocale de Hirsch. Plus tard, “All I Need” fut inclus dans le livre “1001 Songs You Must Hear Before You Die”, une reconnaissance de sa valeur durable.

Lara Chedraoui (Intergalactic Lovers)

Le clip de “All I Need” fut réalisé par Mike Mills, qui se fera plus tard un nom en tant que cinéaste avec des œuvres comme “Beginners” et “20th Century Women”. Dans la vidéo, un jeune couple de Ventura, Californie, parle de son affection et de sa relation tout en faisant du skateboard dans les rues. Mills déclara plus tard dans des interviews que ce clip marqua un tournant pour lui. Il découvrit en lui la volonté d’être totalement sincère, émotionnel sans être sentimental. Il s’était toujours caché derrière l’ironie et la distance, mais avec “All I Need”, il abandonna ces barrières. Ce que Mills ne pouvait prévoir, c’est que le couple dans la vidéo se séparerait plus tard, comme AIR le révéla dans leur web-série “Air Time Machine”. Au fil des années, différents artistes ont réinterprété “All I Need”. Beth Hirsch elle-même publia en 2020 une nouvelle version, “All I Need (ELIOT’s Cosmic Remix)”, où ses voix sont centrales dans un arrangement plus étiré. D’autres musiciens, des formations jazz aux artistes pop, ont également repris le morceau, mais ces versions restèrent pour la plupart dans l’ombre. L’influence de “All I Need” dépassa les reprises. Le morceau devint une référence pour une certaine forme de musique électronique émotionnelle, où technologie et humanité se fondent. Des artistes comme Röyksopp, Sébastien Tellier et Bent s’inspirèrent de la manière dont AIR savait créer atmosphère et émotion sans sombrer dans le grandiloquent. Bien que “All I Need” n’ait jamais été repris par un grand artiste, la reprise réalisée par Lara Chedraoui, chanteuse d’Intergalactic Lovers, avec Guy Van Nueten à la télévision flamande, reste notable.

Moon Safari

“Moon Safari” sortit le 16 janvier 1998 et fut immédiatement accueilli par la critique et le public. L’album atteignit la 21e place en France et entra dans le top dix dans des pays comme l’Irlande et le Royaume-Uni, où il obtint le double disque de platine. Aux États-Unis, en février 2012, l’album s’était vendu à plus de 386 000 exemplaires, un chiffre impressionnant pour un album électronique français. Les dix morceaux de “Moon Safari” formaient un ensemble cohérent. L’album s’ouvrait sur “La Femme d’Argent”, un instrumental de sept minutes qui posait le ton. Suivaient les singles “Sexy Boy” et “Kelly Watch the Stars”, chacun avec son charme ludique. “All I Need” apportait le calme au milieu de l’album, suivi des instrumentaux “Talisman” et “Remember”. L’album se terminait par “New Star in the Sky” et “Le Voyage de Pénélope”, morceaux soulignant le thème spatial de l’album. Les critiques furent élogieuses. Mixmag qualifia l’album de brillamment inventif, NME loua sa sensibilité alliée à une maîtrise persistante de la mélodie, et Pitchfork suggéra que la musique convenait à l’architecture minimaliste, aux ébats dans un champ de tournesols et à l’attente dans la file de Space Mountain. Rolling Stone plaça “Moon Safari” au 93e rang des meilleurs albums des années 1990, tandis que l’édition française du magazine le classa 65e dans sa liste des 100 albums de rock français essentiels. Le livre “1001 Albums You Must Hear Before You Die” l’inclut également dans son canon. En 2021, Dave Depper du groupe américain Death Cab for Cutie a entièrement recréé “Moon Safari” en hommage à l’original. En 2024, AIR célébra le 25e anniversaire de l’album avec une réédition et une tournée mondiale où ils jouèrent l’album intégralement.

You Make It Easy

En plus de “All I Need”, Beth Hirsch écrivit un deuxième morceau pour “Moon Safari” : “You Make It Easy”. Ce morceau, septième sur l’album, est aussi intime que “All I Need”, mais d’une atmosphère légèrement plus légère. Hirsch chante la simplicité de l’amour, comment quelqu’un peut rendre la vie plus facile par sa présence. Les paroles sont directes et sincères, sans détour. L’instrumentation est plus délicate que dans “All I Need”, avec un rôle plus prononcé pour la guitare acoustique et une montée moins dramatique. Alors que “All I Need” est une ballade avec un climax, “You Make It Easy” donne l’impression d’un flux continu de chaleur. Le morceau ne fut jamais publié en single mais devint un favori des fans. Lors des concerts, Godin et Dunckel expérimentaient avec les voix des deux morceaux. Comme Hirsch ne les accompagnait pas en tournée, ils durent faire preuve de créativité. Sur “You Make It Easy”, Godin chantait les voix en jouant de la guitare acoustique, mais sa voix passait par un modulateur pour créer un effet androgyne. Dunckel chantait le refrain, également avec une voix modifiée. Ce n’était pas une solution parfaite, mais elle fonctionnait dans le contexte des concerts. Pour les fans connaissant les versions originales, il restait regrettable de ne pas entendre la voix de Hirsch en live, mais cela montrait également la résilience des compositions elles-mêmes.

Après “Moon Safari”, AIR poursuivit une voie artistique de plus en plus ambitieuse et parfois polarisante. En 2000, ils composèrent la bande originale du premier film de Sofia Coppola, “The Virgin Suicides”, une interprétation cinématographique de l’histoire de cinq sœurs. La bande originale devint disque d’or en France et au Royaume-Uni. Un an plus tard, ils publièrent “10 000 Hz Legend”, un album explorant davantage leur côté expérimental et moins accessible que leur premier. Fans et critiques furent partagés, mais l’album confirma qu’AIR n’était pas intéressé par la répétition. Des albums comme “Talkie Walkie” (2004) et “Pocket Symphony” (2007) trouvèrent un équilibre entre leur côté pop léger et leur penchant pour l’expérimentation. En 2012, ils réalisèrent une nouvelle bande originale pour le classique muet de Georges Méliès, “Le Voyage dans la Lune” (1902), projet qui soulignait leur amour du cinéma et de l’histoire. Les deux travaillèrent également sur des albums solo. Dunckel publia plusieurs disques sous le nom de Darkel puis sous son propre nom, tandis que Godin se concentra sur des projets mêlant architecture et musique. Leur influence sur la musique électronique des années 2000 et au-delà est incontestable. Alors que la fin des années 1990 était dominée par le big beat et des sons électroniques plus agressifs, AIR montra qu’il y avait de la place pour la nuance, le silence, la respiration. “All I Need” reste l’un des plus beaux exemples de cette philosophie. C’est un morceau qui a survécu à son époque parce qu’il ne s’est jamais conformé au temps. Il est intemporel, non parce qu’il sonne comme rien, mais parce qu’il sonne comme tout ce que l’amour et le désir signifient.