Perles de la pop : L’histoire derrière Grover Washington Jr. – “Just the Two of Us”

Au printemps 1981, une chanson passa à la radio qui estompait les frontières entre le jazz et la pop. Un saxophone chaleureux, une voix veloutée et un groove irrésistible se fondirent en une chanson d’amour qui enchanterait des générations. ‘Just the Two of Us’ de Grover Washington Jr. avec Bill Withers était plus qu’un succès. C’était la preuve définitive que le jazz avait sa place sur la grande scène et marquait le sommet d’un mouvement qui allait installer définitivement le smooth jazz.

Grover Washington Jr.

Grover Washington Jr. est né le 12 décembre 1943 à Buffalo, New York, dans une famille où la musique coulait dans les veines. Son père jouait du saxophone ténor et collectionnait de vieux disques de jazz, tandis que sa mère chantait dans une chorale d’église. À huit ans, le jeune Grover reçut son premier saxophone. Alors que les autres enfants jouaient dehors, il se faufilait dans les clubs pour voir des légendes du blues. À douze ans, il se produisait déjà professionnellement.

Après une période dans l’armée, où il rencontra le batteur Billy Cobham, Washington déménagea à Philadelphie en 1967, la ville qui deviendrait son foyer artistique. Sa percée arriva de manière inattendue. Lorsque le saxophoniste alto Hank Crawford dut annuler une séance d’enregistrement pour le label Kudu Records de Creed Taylor, Washington prit sa place. Cela conduisit à son premier album ‘Inner City Blues’, marquant le début d’une carrière impressionnante.

Le quatrième album de Washington, ‘Mister Magic’ en 1975, lui apporta un succès commercial. Il atteignit la première place du classement des albums R&B de Billboard et la dixième position du classement pop. Le titre éponyme devint un tube, et Washington prouva qu’il pouvait exceller sur différents saxophones : soprano, alto, ténor et baryton. Les critiques étaient partagées sur son approche commerciale, mais personne ne pouvait nier son savoir-faire musical.

Just the Two of Us

En 1980, Washington signe chez Elektra Records, une division de Warner Music Group. Pour son album ‘Winelight’, il recherchait un son frais, combinant son amour du basketball et des grooves raffinés. L’album s’ouvre sur le titre ‘Winelight’, suivi de ‘Let It Flow’, un hommage à son joueur préféré des Philadelphia 76ers, Julius Erving, mieux connu sous le nom de Dr. J.

Les producteurs Ralph MacDonald et William Salter donnèrent à l’album son plus grand succès. Ils avaient écrit une composition instrumentale et invitèrent Bill Withers à y ajouter des paroles et le chant. Withers, déjà connu pour des succès comme ‘Ain’t No Sunshine’ et ‘Lean on Me’, ne put résister. Il reconnut le potentiel de la composition et la transforma en ode à l’amour romantique.

Le résultat fut ‘Just the Two of Us’, un morceau qui entremêle brillamment le jeu de saxophone fluide de Washington et la voix chaude et soul de Withers. La base était une progression d’accords raffinée rappelant celle de ‘Sunny’, mais avec une touche personnelle. Le piano électrique de Richard Tee offrait un fond velouté, tandis que les accords de guitare jazzy d’Eric Gale et la batterie subtile de Steve Gadd renforçaient le groove. Le solo de steel drum de la version 12 pouces ajoutait une touche tropicale, donnant une dimension supplémentaire à la chanson.

Lorsque ‘Just the Two of Us’ sortit en single en février 1981, la réaction fut immense. Le morceau grimpa jusqu’à la deuxième place du Billboard Hot 100, bloqué trois semaines par ‘Morning Train’ de Sheena Easton puis ‘Bette Davis Eyes’ de Kim Carnes. Sur le classement R&B Singles, il atteignit la troisième place. Le titre resta 24 semaines dans le Hot 100, dont onze semaines dans le top 10.

À l’international, la chanson connut également un succès. Au Royaume-Uni, elle atteignit la 34e place, en France la 32e, et en Australie, où elle fut largement diffusée sur les radios adult contemporary, elle se classa 31e. Elle devint une référence mondiale pour la romance, diffusée dans les restaurants, sur les plages et lors de moments intimes.

Lors des Grammy Awards 1982, ‘Just the Two of Us’ remporta le prix de la Meilleure Chanson R&B. Withers, Salter et MacDonald partagèrent l’honneur. L’album ‘Winelight’ remporta le Grammy de la Meilleure Performance Jazz Fusion et fut également nommé Record of the Year et Song of the Year. Pour Washington, ce fut son seul tube dans le top 40 aux États-Unis, mais quel tube.

Will Smith

En 1997, ‘Just the Two of Us’ eut une seconde vie lorsque le rappeur et acteur Will Smith le sampla pour son premier album ‘Big Willie Style’. La version de Smith conserva la mélodie et le refrain reconnaissables, mais changea complètement le thème. Au lieu de l’amour romantique, la chanson parlait du lien entre père et fils, adressé spécifiquement à son fils aîné Trey.

Les paroles de Smith étaient personnelles et poignantes. Il commença par le souvenir émouvant de la naissance de Trey et poursuivit avec des conseils paternels pour éviter drogues, violences de rue et mauvaises fréquentations. Produit par Sauce de Somethin’ for the People, le morceau combinait la base jazz-funk originale avec des éléments de hip-hop contemporain. Fuzzy apporta le refrain et les ad-libs, donnant une ambiance R&B au titre.

La version de Smith sortit en tant que quatrième single de ‘Big Willie Style’ en juillet 1998. Elle atteignit la 20e place du Billboard Hot 100 et la deuxième au Royaume-Uni. Le clip, réalisé par Bob Giraldi, montrait Smith jouant avec Trey, accompagné de scènes d’autres célèbres pères avec leurs enfants, dont Babyface, Magic Johnson et Muhammad Ali. La chanson devint l’un des plus grands succès solo de Smith et présenta l’original à une nouvelle génération d’auditeurs.

Winelight

Sorti en octobre 1980, ‘Winelight’ définissait la vision artistique de Washington. L’album était smooth, raffiné et imprégné d’influences R&B et easy listening. Washington jouait sur différents saxophones, alternant de longs solos expressifs et des passages mélodiques subtils. Les musiciens qui l’accompagnaient étaient de premier plan : Marcus Miller à la basse, Eric Gale à la guitare et Richard Tee aux claviers.

Le morceau d’ouverture ‘Winelight’ donna immédiatement le ton avec un groove apaisant et le saxophone velouté de Washington. ‘Let It Flow’ apporta énergie et funk, parfaitement en accord avec la grâce athlétique de Dr. J. ‘In the Name of Love’ fut ensuite réédité par Ralph MacDonald et Bill Withers sans le saxophone de Washington. ‘Take Me There’ offrait un voyage mélodique, tandis que ‘Make Me a Memory (Sad Samba)’ clôturait l’album avec des harmonies introspectives et mélancoliques.

L’album devint disque de platine en 1981 et atteignit des positions élevées dans les classements jazz et pop. Il établit Washington comme un pionnier de l’explosion du smooth jazz des années 1980. Les critiques étaient partagées. Certains louaient son accessibilité et son savoir-faire ; d’autres lui reprochaient son approche commerciale. Les auditeurs du monde entier considèrent l’album comme un chef-d’œuvre de musique atmosphérique et émotionnelle.

Mister Magic

Pour ceux qui souhaitent explorer davantage l’œuvre de Washington, ‘Mister Magic’ de 1975 est essentiel. Le titre éponyme, écrit par MacDonald et Salter (les mêmes auteurs que ‘Just the Two of Us’), devint un succès majeur, atteignant la 16e place du classement R&B Singles. L’album montrait la capacité de Washington à mêler funk, jazz et soul dans un son à la fois intellectuellement satisfaisant et physiquement entraînant.

‘Earth Tones’, un morceau étendu de plus de douze minutes, utilisait des sons naturels et des solos agressifs, tandis que ‘Black Frost’ créait une atmosphère mystérieuse avec des cordes. L’album atteignit la première place des classements soul et jazz et la dixième position du classement pop. Il prouva que, malgré les critiques sur son approche commerciale, Washington était un musicien de jazz sérieux avec des racines dans le R&B et le soul-jazz.

Bill Withers

Pour Bill Withers, ‘Just the Two of Us’ fut l’un de ses derniers grands succès artistiques. Après des problèmes avec Columbia Records et la frustration face au contrôle que les exécutifs A&R – qu’il appelait ‘blaxperts’ – voulaient exercer sur sa musique, Withers se concentra à partir de 1977 sur des projets collaboratifs. Bien que ‘Just the Two of Us’ ait remporté un Grammy, Withers s’éloigna progressivement de l’industrie musicale.

En 1985, il sortit son dernier album studio, ‘Watching You Watching Me’, avant de se retirer de la musique. Il déclara plus tard ne pas regretter les tournées ou les concerts. Il avait vécu pour la musique et ne voyait pas la nécessité de continuer une fois l’amour pour l’industrie disparu. Withers est décédé le 30 mars 2020, mais ses chansons, dont ‘Just the Two of Us’, continuent d’inspirer les générations.

Grover Washington Jr. continua de tourner et d’enregistrer après ‘Winelight’, mais n’atteignit jamais les mêmes sommets commerciaux. Il resta une figure respectée dans le monde du jazz, joua avec des présidents et des grands noms du jazz, et influença des artistes tels que Kenny G. Le 17 décembre 1999, cinq jours seulement après son 56e anniversaire, Washington s’effondra après avoir enregistré une émission télévisée à New York. Il fut transporté à l’hôpital où les médecins diagnostiquèrent une crise cardiaque massive. Washington décéda plus tard dans la soirée.

Son héritage reste intact. ‘Just the Two of Us’ continue d’être diffusé sur les radios du monde entier, utilisé dans des films et séries, et repris par des artistes de tous genres. En 2020, le morceau connut un regain de popularité sur TikTok, permettant à une nouvelle génération de découvrir sa beauté intemporelle. C’est un joyau qui continue de briller, peu importe combien de fois il est redécouvert.