La pochette d’album d’« Ultraviolent » est une métaphore parfaite de notre époque : un champ de fleurs luxuriant aux couleurs vives, traversé par un carré noir menaçant sur lequel le titre s’affiche en majuscules blanches. C’est précisément cette tension entre beauté et violence, entre espoir et désespoir, qui définit le septième album studio de Kyo. « L’être humain se focalise sur le négatif », explique le frontman Benoît Poher en interview. Cette tendance à nous concentrer sur le négatif alors que le monde regorge aussi de beauté – c’est le thème central d’un album qui refuse de se réduire à des réponses simples.
Kyo est désormais une institution dans le rock français. Depuis la percée explosive avec « Le Chemin » en 2003 – un album qui s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et qui a donné sa bande-son à toute une génération – le groupe de Verneuil-sur-Seine a parcouru un chemin singulier. D’idoles adolescentes à musiciens adultes qui ont eux-mêmes dépassé la quarantaine, de tubes commerciaux à expérimentations artistiques, d’une pause de sept ans à un comeback résilient. Et avec « Ultraviolent », sorti le 31 octobre 2025 via Sony Music France, ils livrent peut-être leur statement le plus complet depuis leurs années de gloire.
De « Le Chemin » à « Ultraviolent » : 22 Ans d’Évolution
Pour comprendre ce que signifie « Ultraviolent », il faut remonter à 2003. Quatre garçons du collège Notre-Dame Les Oiseaux, influencés par Guns N’ Roses et le mouvement grunge des années quatre-vingt-dix, ont écrit avec « Le Chemin » – le duo avec la chanteuse néerlandaise Sita – l’un des plus grands tubes rock français de tous les temps. Trois Victoires de la Musique, des tournées interminables, et un statut soudain de voix d’une génération. Le succès était écrasant, presque étouffant.
Après des albums comme « 300 Lésions » (2004) et « Le Graal » (2006), la pause inévitable est arrivée en 2008. Les membres du groupe avaient besoin de temps pour respirer, pour découvrir qui ils étaient en dehors de la machine Kyo. Benoît Poher et le guitariste Florian Dubos ont expérimenté avec le projet britannique Empyr, le batteur Fabien Dubos s’est plongé dans le hip-hop, le guitariste Nicolas Chassagne a travaillé pour l’industrie cinématographique. Quand ils sont revenus en 2014 avec « L’Équilibre », le monde avait changé – et eux aussi.
Les albums qui ont suivi – « Dans La Peau » (2017) et « La Part Des Lions » (2021) – ont montré un groupe qui luttait avec son identité. Devaient-ils s’accrocher à la formule pop-rock qui les avait rendus célèbres ? Ou pouvaient-ils évoluer vers quelque chose de plus sombre, plus complexe, plus mature ? Après avoir célébré le 20e anniversaire du « Chemin » en 2023, avec des concerts à guichets fermés et une réédition luxueuse avec des artistes invités comme Suzane et Nuit Incolore, la question était centrale : et maintenant ?
La réponse, c’est « Ultraviolent » – un album qui rassemble les leçons de deux décennies en douze titres et 38 minutes de rock français chargé d’émotion et soniquement diversifié.
Un Album Né en Tournée
Pour la première fois de leur carrière, Kyo a écrit un album en tournée. « On séparait toujours les deux choses », explique Poher, « mais cette fois ça a marché. » Pendant quatre ans, ils ont tourné en France, en Belgique et en Suisse, et dans la semaine entre les concerts, ils se retiraient dans des studios à Lyon et Paris. Le résultat est un album qui vit, qui respire, qui capture l’énergie de la scène sans perdre l’intimité du studio.
Le groupe a consciemment choisi une approche DIY, malgré les moyens de Sony Music. Le studio est devenu un « laboratoire sonore » où toutes les idées étaient bienvenues, aussi folles soient-elles. Pour la production, Kyo a fait appel à Alexandre Zuliani, qui s’était fait un nom avec Louane et Thérapie TAXI, et qui comprenait exactement comment combiner modernité et authenticité. Une production supplémentaire est venue de Romain Tranchart (ex-Modjo), qui a apporté sa sensibilité dancefloor, et de producteurs comme Marso, Noé Trystram et Mendelevitch qui ont chacun ajouté leur propre couleur.
Un rôle particulier a été réservé à Jerome Riera, alias Jey, le guitariste de Vegastar. Il n’a pas seulement contribué musicalement, mais a également proposé l’artiste Louis Granet pour la pochette de l’album. Cette pochette – avec ses fleurs et son carré noir menaçant – est devenue l’ancrage visuel de tout le projet.
Entre Électronique et Guitares Brutes : Un Numéro d’Équilibre Sonique
« Ultraviolent » s’ouvre de la manière la plus magistrale possible. Le titre éponyme commence par quelques notes de piano qui soutiennent la voix fragile de Poher, avant que les synthés ne se tissent dans le son. Et puis, quand le refrain éclate avec les paroles « S’élancer du balcon dans le vent, mon amour, la vie c’est ultraviolent », la chair de poule s’installe. C’est du Kyo classique – émotionnel, direct, sans ironie – mais avec un vernis de production qui l’ancre en 2025.
C’est tout l’album en quelques notes : des riffs de guitare saturés et des nappes électroniques qui ne se battent pas mais se complètent. « K17 », le titre que le groupe a testé en live avant la sortie de l’album, a des couplets qui rappent presque et un refrain qu’Indochine pourrait envier. C’est moderne sans sonner forcé, urgent sans être désespéré.
« Vendetta » et « Hostile » plongent dans un territoire plus sombre, où les guitares de Nicolas Chassagne et Florian Dubos grincent et crissent. La production reste ici remarquablement spatiale – chaque instrument a l’espace pour respirer. C’est le travail de l’ingénieur du mixage Jeremie Tuil, qui s’assure que rien ne se noie dans le mix.
Mais c’est « Hors Du Temps » qui fonctionne comme le cœur émotionnel de l’album. Cette ballade romantique, le premier single officiel, rappelle les classiques de l’ère « Le Chemin » – « Dernière Danse », « Je Cours » – sans en être une copie. « Nous c’est hors du temps », chante Poher, et on le croit. C’est une déclaration d’amour qui se moque des conventions ou de la pression du temps, produite avec une légèreté qui contraste avec la lourdeur de beaucoup d’autres titres.
« Margarita » est peut-être le meilleur exemple de la façon dont Kyo trouve l’équilibre entre expérimentations électroniques et authenticité rock. Le morceau commence avec des synthés chaleureux avant que les guitares n’entrent, et on n’a jamais l’impression que l’un gêne l’autre. C’est cette compétence – cette compréhension de l’architecture sonique – qui élève « Ultraviolent » au-dessus de beaucoup de ses contemporains.
« Formidable », la collaboration avec le rappeur MDNS, montre que Kyo n’a pas peur de sortir de sa zone de confort. Le morceau a une atmosphère nocturne, introspective et quelque peu vacillante, comme quelqu’un qui essaie de garder le contrôle alors que tout autour de lui tremble.
L’album se termine avec « L’Entre Monde », une bombe rock de près de cinq minutes qui rappelle le son de « La Part Des Lions ». C’est Kyo dans sa forme la plus pure : des guitares puissantes, la voix de Poher qui part dans tous les sens, un groupe qui montre ce qu’il peut faire en live. « Il y a de toi partout, dans tous les coins de ma ville », chante Poher à propos d’une relation brisée, et la douleur est palpable. C’est la clôture parfaite – un rappel que malgré toute l’électronique, malgré toutes les expérimentations, Kyo reste au fond un groupe de rock.
Des Paroles Qui Capturent l’Époque
Benoît Poher a toujours été un parolier qui ne mâche pas ses mots, et sur « Ultraviolent », il est plus incisif que jamais. Le groupe a maintenant plus de 40 ans, et ça s’entend. Ce ne sont plus des angoisses d’adolescent, pas un simple chagrin d’amour. C’est le doute existentiel, la frustration sociétale, la lutte de gens qui ont vu le monde changer et se demandent quelle est leur place dedans.
« Mon amour, la vie c’est ultraviolent » – la phrase clé de l’album – est à la fois une constatation et un avertissement. La vie est violente, pas seulement physiquement mais aussi émotionnellement, psychologiquement, spirituellement. À une époque de crise climatique, de polarisation politique et de surcharge des réseaux sociaux, cette phrase ressemble à un diagnostic de notre condition collective.
Mais Kyo ne reste pas coincé dans la morosité. « Hors Du Temps » chante l’amour comme refuge, un espace hors de la folie du jour. « Les Amants » et « Pulsions » explorent les zones grises des relations humaines – la tension entre tendresse et violence, entre désir et peur. Les textes de Poher ont toujours eu une qualité théâtrale, mais ici ils ressemblent davantage à des fragments de journal intime, bruts et non polis.
Un élément remarquable est l’utilisation par Poher du mot « ouais » – un « oui » informel qui parcourt des morceaux comme « Vendetta » et « Pulsions ». Certains critiques le trouvent distrayant, mais il ajoute aussi une couche d’authenticité, un sentiment que ces textes n’ont pas été lissés par des producteurs et des rédacteurs. Ce sont des pensées exprimées à haute voix, avec toutes leurs imperfections.
Un Album Rock Français en 2025
La question se pose naturellement : où se situe « Ultraviolent » dans le paysage plus large du rock en 2025 ? À l’international, l’année est dominée par des albums comme « Never Enough » de Turnstile, « The Overview » de Steven Wilson, et « Breach » de Twenty One Pilots. Le rock français obtient rarement une tribune dans ces discussions.
Mais dans le contexte français, « Ultraviolent » est significatif. C’est un album rock mature d’un groupe qui a évité le piège de la nostalgie tout en conservant son son reconnaissable. Là où beaucoup de leurs contemporains s’accrochent à des formules du passé ou essaient trop fort d’être « hype », Kyo trouve un juste milieu. Ils sonnent comme eux-mêmes en 2025 – pas comme un hommage à eux-mêmes en 2003.
Comparez-le au travail récent d’autres groupes français similaires. Indochine continue de faire des tubes mais sonne souvent comme une version karaoké d’eux-mêmes. Des groupes plus jeunes comme Thérapie Taxi ont l’énergie mais manquent parfois de l’habileté en songwriting. Kyo combine le meilleur des deux mondes : l’expérience des vétérans avec la faim des nouveaux venus.
« Ultraviolent » est-il l’un des meilleurs albums rock français de 2025 ? L’argument n’est pas difficile à faire. C’est certainement l’album rock français le plus complet, le plus stratifié, le plus émotionnellement honnête que j’ai entendu cette année. Il demande plusieurs écoutes – ce n’est pas un album qui révèle tous ses secrets à la première rotation – mais ceux qui investissent ce temps sont récompensés.
Là Où Ça Aurait Pu Mal Tourner (Et Parfois C’est Le Cas)
Aucun album n’est parfait, et « Ultraviolent » a ses moments faibles. « K17 », malgré son énergie, semble parfois forcément moderne, comme si le groupe essayait trop fort de rester pertinent pour un public plus jeune. Les couplets rappés ne fonctionnent pas toujours, surtout quand on les compare au flow naturel de, par exemple, « Vendetta ».
L’instrumental « XXXI X XXV » – probablement une date qui a du sens pour le groupe – ressemble à un interlude qui brise l’élan plutôt que de le renforcer. C’est atmosphérique, certainement, mais il ne semble pas vraiment avoir de raison d’exister au-delà d’un statement artistique.
Et soyons honnêtes : ce n’est pas un album pour tout le monde. Si vous ne connaissez Kyo que par « Le Chemin » et que vous vous attendez à ce que ce disque soit rempli d’hymnes pop radio-friendly, vous serez déçu. « Ultraviolent » demande de la patience, demande de l’attention, demande une volonté de vous abandonner à un voyage émotionnel qui n’est pas toujours confortable.
La production est parfois si dense qu’elle peut devenir fatigante. Après les six premiers titres, vous êtes épuisé – dans le bon sens, mais épuisé quand même. L’album aurait peut-être bénéficié d’un ou deux moments de vrai repos, des morceaux qui vous donnent la chance de respirer avant d’être à nouveau immergé.
Le Verdict : Institution en Forme
Avec « Ultraviolent », Kyo prouve qu’on peut être à la fois une institution et rester pertinent. C’est un album fier de son histoire sans être paralysé par elle. Le groupe a appris de 22 ans de création musicale, d’erreurs et de succès, de pauses et de comebacks, et on l’entend dans chaque note.
Est-ce parfait ? Non. Est-ce leur meilleur album de tous les temps ? Ça reste « Le Chemin », simplement en raison de l’impact culturel qu’a eu cet album. Mais « Ultraviolent » est probablement leur album le plus *mature*, leur statement artistique le plus *complet*. C’est un disque qui fait entendre ce qu’est Kyo en 2025 : un groupe de rock qui n’a pas peur d’expérimenter, qui considère l’honnêteté émotionnelle plus importante que les calculs commerciaux, qui comprend que la vraie maturité ne signifie pas devenir ennuyeux.
Pour les fans qui suivent Kyo depuis le début, c’est une confirmation que leur confiance était justifiée. Pour les nouveaux venus, c’est une introduction parfaite à ce qui fait de ce groupe l’une des forces durables du rock français. Et pour la scène rock française dans son ensemble, c’est un statement : il y a encore de la vie ici, on fait encore de la musique qui compte.
Les fleurs sur la pochette de l’album ne sont pas qu’une décoration – elles sont une promesse. Même dans les temps les plus ultraviolents, la beauté continue d’exister. Il suffit d’être prêt à la chercher. (8/10)
« Ultraviolent » est maintenant disponible via Sony Music France / RCA Records sur toutes les plateformes digitales, CD et vinyl (y compris l’édition limitée Coke Bottle Clear). Kyo tournera en 2026-2027 en France, Belgique et Suisse, avec un point culminant le 13 mars 2027 à la Paris La Défense Arena.
