Le Bouddha de la Banlieue : Les Mots de Kureishi, les Notes de Bowie
Les voies ferrées poussiéreuses du sud de Londres s’étendent comme des veines usées à travers le paysage suburbain. Elles portent les mêmes rêves d’évasion qu’elles ont portés depuis des générations. C’est le long de ces rails que deux des voix artistiques les plus transformatrices de Bromley ont trouvé leur chemin vers l’extérieur – Hanif Kureishi et David Bowie – des garçons des mêmes rues, séparés par une décennie mais unis par leur détermination à transformer l’angoisse des banlieues en art.
Bromley est plus qu’un simple décor dans le roman semi-autobiographique de Kureishi, ‘The Buddha of Suburbia’, paru en 1990 ; c’est un personnage à part entière – le lieu que le protagoniste Karim Amir aime autant qu’il souhaite fuir. Le roman, avec son protagoniste anglo-pakistanais qui navigue dans le paysage culturel du Londres des années 70, a repoussé les limites de la littérature britannique avec son portrait de la vie en banlieue.
Par un froid jour d’hiver 1993, quelque chose de particulier s’est produit. Kureishi avait interviewé Bowie pendant la tournée promotionnelle de ‘Black Tie White Noise’. À la fin de leur conversation, Kureishi a mentionné en passant qu’il adaptait son roman pour la télévision de la BBC. Il a demandé s’ils pouvaient utiliser d’anciennes chansons de Bowie comme ‘Fill Your Heart’. Bowie a acquiescé. Puis, rassemblant son courage, Kureishi a demandé si le chanteur voudrait contribuer avec du matériel original.
Parfois, les plus belles choses naissent de rencontres fortuites. Après avoir visionné quelques séquences brutes, Bowie a été si touché qu’il a décidé de faire bien plus que simplement fournir de la musique de fond. Avec le multi-instrumentiste Erdal Kızılçay, il s’est retiré aux Mountain Studios à Montreux. Là, avec vue sur le lac suisse, il a complété un album entier en seulement six jours – une collection de sons qu’il décrirait plus tard comme ‘des dizaines de souvenirs personnels des années 70’.
Le résultat fut un joyau caché dans le riche catalogue de Bowie. ‘The Buddha of Suburbia’, sorti en novembre 1993, n’était pas, malgré le titre partagé, une bande sonore mais un dialogue artistique avec le roman de Kureishi – une méditation sur l’adolescence en banlieue, la quête d’identité culturelle, et le désir d’échapper à l’étroitesse des vies prévisibles.
La chanson-titre forme un pont parfait entre ces deux artistes de banlieue. Bowie tisse des souvenirs de sa jeunesse dans le sud de Londres avec des échos musicaux de son propre passé. Le style vocal d’octave inférieure de sa période glam rock refait surface, accompagné d’un fragment de guitare rappelant ‘Space Oddity’ et d’une répétition mystérieuse et envoûtante de ‘Zane, zane, zane, ouvre le chien’ apparue précédemment dans ‘All The Madmen’.
Ce jeu conscient avec les souvenirs et les identités s’accorde parfaitement aux thèmes du roman de Kureishi. Comme l’a noté la spécialiste en littérature Claire Allen, les personnages principaux de Kureishi sont attirés par des figures comme Prince et Bowie précisément parce que ces artistes incarnent ce qu’ils recherchent : ‘l’idéologie de la mutabilité dans la création musicale et identitaire.’ La carrière de Bowie, où ‘presque chaque album le voit adopter un nouveau persona,’ montre la possibilité de l’auto-invention.
La connexion entre les deux artistes va au-delà d’un simple lieu de naissance partagé. L’histoire de Kureishi sur un garçon luttant avec ses origines mixtes et sa place dans le monde a touché une corde sensible chez Bowie. L’album, que le critique Julian Marszalek a décrit comme ‘une consolidation des forces de Bowie en tant que chanteur, compositeur et producteur,’ sonne comme un artiste qui redécouvre sa voix en regardant en arrière vers ses propres débuts.
Bien que l’album n’ait eu pratiquement aucun impact commercial – atteignant seulement la 87ème place dans les charts britanniques – il a été reconnu par les critiques comme un chef-d’œuvre caché. Bowie lui-même l’a nommé en 2003 comme son album préféré. Les paysages sonores expérimentaux, le mélange transparent de pop, jazz, ambient et rock, et l’atmosphère nostalgique mais jamais sentimentale montrent Bowie dans l’un de ses moments les plus personnels.
Les deux artistes sont devenus amis, et des années plus tard, Kureishi a réfléchi à ce qui les liait : ‘Nous avons grandi à une époque où l’on devait avoir une identité fixe,’ a-t-il raconté, ‘Et soudain, quelqu’un comme Bowie apparaît en robe et talons hauts, et tu penses : “Il me connaît, il me comprend, et il va nous sortir d’ici.”‘
La musique de ‘The Buddha of Suburbia’ résonne comme la bande sonore d’un voyage sans fin – un voyage de Bromley aux étoiles et retour. Dans les mots de Kureishi comme dans les notes de Bowie, nous trouvons un guide pour naviguer entre les mondes, les cultures et les identités. Leur travail offre un modèle pour quiconque s’est déjà senti prisonnier dans les banlieues de l’existence, cherchant une sortie ou un chemin vers l’intérieur.
Ce chapitre inattendu dans la carrière de Bowie – créant à partir de la littérature plutôt que de son propre persona – montre pourquoi il a toujours été plus qu’une simple pop star. La manière dont il traduit l’histoire de Kureishi en un tapis de sons et d’ambiances souligne sa sensibilité littéraire et sa capacité à absorber et transformer des sources de différentes formes d’art.
Et ainsi commence notre histoire de Bowie à l’écran – non pas avec le glamour de la célébrité ou l’éclat des premières de films, mais avec une collaboration inattendue née d’une rencontre fortuite entre deux garçons de banlieue qui se sont faufilés le long de la voie ferrée vers un monde plus vaste.
Partie 1 : Space Oddity et les Premières Années (1969-1972)
Le voyage musical de David Bowie a commencé bien avant qu’il ne devienne internationalement connu. Sa percée est venue avec ‘Space Oddity’ en 1969, une chanson qui coïncidait parfaitement avec l’alunissage d’Apollo 11. Le morceau a atteint le top 5 au Royaume-Uni et a marqué le début de la fascination de Bowie pour les thèmes spatiaux, l’isolement et l’aliénation – des thèmes qui le suivraient tout au long de sa carrière.
Bien que Bowie n’apparaissait pas encore beaucoup dans les films à cette époque, sa musique était déjà de nature cinématographique. La structure narrative de ‘Space Oddity’ et de chansons ultérieures comme ‘Life on Mars?’ créaient des mini-scènes de film au sein même de la musique. Ces premiers morceaux seraient plus tard fréquemment utilisés dans les films et à la télévision pour souligner des moments d’aliénation, de mélancolie et de désir.
Partie 2 : Ziggy Stardust – La Naissance d’une Icône Rock Extraterrestre (1972-1973)
La création de Ziggy Stardust en 1972 a marqué une étape révolutionnaire dans la carrière de Bowie. Cet alter ego androgyne et extraterrestre était une construction délibérée, inspirée par diverses sources telles que le chanteur britannique Vince Taylor, le musicien texan Legendary Stardust Cowboy, le théâtre kabuki japonais, et des artistes comme Iggy Pop et Lou Reed.
Avec Ziggy Stardust, Bowie a défini l’archétype de la rock star messianique – une figure qui arrive sur Terre comme une sorte d’être extraterrestre avant une apocalypse imminente pour apporter un message d’espoir. Le concept incluait l’ascension de la star, son succès, et finalement sa chute due à son propre ego et ses excès.
Les qualités cinématographiques du personnage de Ziggy Stardust étaient indéniables. La performance de Bowie sur Top of the Pops de la BBC en juillet 1972, où il interprétait ‘Starman’, est considérée comme un moment culturel déterminant comparable à l’apparition des Beatles dans The Ed Sullivan Show en 1964.
Cette ère a atteint son apogée avec le concert au Hammersmith Odeon le 3 juillet 1973, où Bowie a fait l’annonce choquante que ce serait ‘le dernier spectacle que nous ferions jamais’. Ce moment a été capturé dans le documentaire de D.A. Pennebaker, ‘Ziggy Stardust and the Spiders from Mars’ – un film qui est resté en post-production pendant des années avant d’être publié en 1983.
Partie 3 : La Trilogie Berlinoise – Sons Expérimentaux dans une Ville Divisée (1976-1979)
Après sa période Ziggy Stardust et une brève phase en tant que Thin White Duke, Bowie a déménagé à Berlin en 1976 pour échapper à sa dépendance aux drogues à Los Angeles et pour trouver une nouvelle direction artistique. Il a décrit Berlin comme une ‘sorte de sanctuaire’ et a dit : ‘Berlin a l’étrange capacité de vous faire écrire uniquement les choses importantes.’
Les trois albums suivants – Low (1977), ‘Heroes’ (1977) et Lodger (1979) – sont collectivement appelés la ‘Trilogie Berlinoise’. Ces albums, créés en collaboration avec le producteur Tony Visconti et Brian Eno, représentaient un changement de cap musical radical vers des sons expérimentaux, ambiants et électroniques, inspirés par des groupes allemands de krautrock comme Kraftwerk, Neu! et Can.
Bien que les trois albums n’aient pas été entièrement enregistrés à Berlin (Low a été principalement enregistré en France, Lodger en Suisse et à New York), ils capturent l’esprit de la ville divisée et la transformation personnelle de Bowie. ‘Heroes’ en particulier, dont la chanson-titre a été inspirée par la vue de Bowie depuis les studios Hansa sur le Mur de Berlin, est devenu emblématique de cette période.
La musique de cette période a laissé une impression indélébile sur les cinéastes. Les morceaux atmosphériques, souvent instrumentaux, de Low et ‘Heroes’ ont trouvé leur chemin dans d’innombrables films, dont ‘Christiane F.’ (1981), un film allemand sombre sur la toxicomanie dans lequel Bowie apparaît lui-même et pour lequel il a contribué à la musique. La chanson ‘Heroes’ en particulier est devenue une favorite des cinéastes, utilisée dans des films comme ‘The Perks of Being a Wallflower’, ‘Moulin Rouge’ et dans la série télévisée ‘Glee’ pour souligner des moments de transcendance et de percée.
Partie 4 : Succès Grand Public et Rôles au Cinéma (1980-1986)
Les années 80 ont marqué pour Bowie une période de plus grande reconnaissance commerciale, avec des hits comme ‘Ashes to Ashes’ (1980), ‘Under Pressure’ (avec Queen, 1981) et ‘Let’s Dance’ (1983). Ce dernier, produit par Nile Rodgers, est devenu le premier single de Bowie à atteindre la première place à la fois au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Cette période a coïncidé avec les années les plus actives de Bowie en tant qu’acteur. Il est apparu dans ‘Furyo’ (1983) en tant que Major Jack Celliers, a joué le rôle principal dans le film culte ‘Les Prédateurs’ (1983), et a assumé le rôle iconique de Jareth le Roi des Gobelins dans ‘Labyrinth’ (1986) de Jim Henson.
Sa dualité en tant que musicien et acteur a atteint son apogée durant cette période, ses personnages de film reflétant ses personas musicaux et vice versa. Pour ‘Labyrinth’, il a contribué non seulement en tant qu’acteur mais aussi en tant que musicien, avec cinq chansons qu’il a écrites pour le film.
‘Let’s Dance’ a depuis trouvé son chemin dans de nombreuses scènes de films, y compris un moment mémorable dans ‘Top Gun : Maverick’ (2022), où il a été utilisé pour souligner la réunion des personnages de Tom Cruise et Jennifer Connelly.
Partie 5 : Dernières Années et Héritage (1987-2016)
Durant les années 90 et 2000, Bowie a continué d’expérimenter avec différents styles musicaux, y compris l’industrial et la jungle. Il a également continué à jouer, avec des rôles tels qu’Andy Warhol dans ‘Basquiat’ (1996) et Nikola Tesla dans ‘Le Prestige’ (2006) de Christopher Nolan.
Son dernier album, ‘Blackstar’, sorti le jour de son 69ème anniversaire en 2016, deux jours avant sa mort, était accompagné de deux clips vidéo hautement cinématographiques pour les titres ‘Blackstar’ et ‘Lazarus’. Ces vidéos, avec leurs narratifs sombres et filmiques, ont prouvé que la capacité de Bowie à fusionner musique et art visuel est restée intacte jusqu’à la fin de sa vie.
Dans les années qui ont suivi la mort de Bowie, sa musique a continué de résonner dans les films et à la télévision. Des chansons comme ‘Modern Love’ dans ‘Frances Ha’, ‘Cat People (Putting Out Fire)’ dans ‘Inglourious Basterds’, et ‘Under Pressure’ dans ‘Aftersun’ démontrent que les cinéastes continuent de puiser dans le riche catalogue de Bowie pour ajouter une profondeur émotionnelle et thématique à leur travail.
Conclusion : L’Héritage Cinématographique d’un Visionnaire Musical
L’influence de David Bowie sur la musique et le cinéma est immense. Tout comme le cinéma a façonné Bowie, Bowie a façonné le cinéma. Des réalisateurs comme Pedro Almodóvar, Wes Anderson, Todd Haynes et Baz Luhrmann ont tous emprunté des éléments à la musique cinématographique de Bowie, à son glamour extraterrestre et à son esprit créatif intrépide.
David Lynch a utilisé ‘I’m Deranged’ de Bowie, issu de l’album ‘Outside’ (1995), pour les scènes d’ouverture et de clôture de ‘Lost Highway’ (1997), intégrant ainsi la musique de Bowie dans le tissu de son néo-noir énigmatique.
La capacité de Bowie à se réinventer, tant musicalement que visuellement, a fait de lui un pionnier dans l’utilisation du persona et de la performance dans la musique pop. Comme il l’a lui-même dit : ‘Ce que j’ai fait avec mon Ziggy Stardust, c’était emballer un chanteur de rock ‘n’ roll en plastique parfaitement crédible – bien mieux que les Monkees n’auraient jamais pu en fabriquer.’
En considérant sa musique comme des points de repère dans les films et ses propres rôles cinématographiques comme des reflets de son évolution musicale, nous obtenons une compréhension plus riche du voyage artistique de David Bowie. Du cosmonaute Major Tom à l’extraterrestre Ziggy Stardust, du voyageur aliéné à Berlin au Roi des Gobelins, les transformations de Bowie forment une odyssée cinématographique sans égale dans l’histoire de la musique pop.